Chef d’orchestre… un métier d’homme?…


Bulletin des Bénévoles – Avril 2017 / Vol. 12 • No 2

Simone Young

Il y a à peine quelques années, en 1991, un auteur anglais, Norman Lebrecht, consacrait un chapitre de son livre « Maestro : mythes et réalités des grands chefs d’orchestre », aux laissés pour compte de ce monde très fermé.

 

C’est dans ce seul chapitre qu’il men­tionnait alors les femmes… aux côtés des gays et des Noirs.

 

Force est de constater qu’il y’ a encore aujourd’hui très peu de femmes chefs d’orchestre, En 2013, sur les 22 plus grands orchestres américains, un seul était dirigé par une femme!

Mais pourquoi y a-t-il si peu femmes à la direction d’un orchestre ? Oui, pour­quoi ne sont-elles pas plus nombreuses à diriger des orchestres de renom ? Certaines « explications » avancées par des hommes sont à mentionner.

 

Elles auront au moins le mérite de vous faire grincer des dents! Pour Herbert von Karajan, chef d’orchestre en Allemagne, « La place des femmes est dans la cuisine et non dans l’or­chestre. »

 

En septembre 2013, Vasily Petrenko, chef d’orchestre russe actuellement à la tête de l’Orchestre philharmonique de Liverpool et de l’Orchestre philhar­monique d’Oslo affirmait qu’en Russie « les orchestres réagissent mieux avec un homme devant eux » et que « une jolie fille sur l’estrade peut perturber les musiciens. »

JoAnn Falletta

Citons par ailleurs le directeur du Conservatoire de Paris, Bruno Manto­vani, qui dans une entrevue à France Musique en 2013 expliquait que les femmes ne sont « pas forcément intéressées par ce métier, qui est compliqué »… et d’ajouter : qu’une telle carrière pour une femme nécessiterait « d’ assurer le service après-vente de la maternité, élever un enfant à distance, ce n’est pas simple » .

 

À noter qu’il y a encore quelques an­nées, ces femmes pouvaient se retrou­ver face à des orchestres qui n’accep­taient pas d’être dirigés par elles. Ce fut le cas pour Claire Gibault et l’orchestre de l’Opéra de Vienne. En effet, alors qu’elle assistait Claudio Abbado au début des années 2000, les musiciens de l’orchestre (tous des hommes) ont refusé de la laisser diriger, même pendant les répétitions.

Sur les pas des pionnières

Les pionnières furent une dizaine. Ci­tons Laure Micheli, cheffe d’orchestre de musique légère vers 1860; Mme Maquet, qui dirigeait en collaboration avec son mari une société de concerts à Lille vers 1900; Charlotte Bérillon, seconde cheffe de l’orchestre de l’Union des femmes professeurs et compositeurs vers 1912; Mme Boucherit-Le Faure, à la tête d’un orchestre parisien en 1913.

 

Au cours du XXème siècle, plusieurs générations de femmes brandissant la baguette ont vu le jour. Les toutes pre­mières ont été Nadia Boulanger et Jane Evrard (France) ou Kathleen Riddick (Londres).

 

Les deux dernières ont dû former des orchestres féminins afin de pouvoir les diriger. Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XXème siècle que les premières cheffes commencè­rent à s’imposer sur la scène.

 

En 1952, un premier prix de direction d’orchestre de Conservatoire de Paris a pour la première fois été attribué à une femme, la Suissesse Hedy Salquin.

Puis, il y a une quarantaine d’années, Sarah Cald­well et Eve Queler sont apparues dans le monde de l’opéra ainsi que l’Uru­guayienne Gisèle Ben-Dor, spécialiste de musiques sud-américaines. En 1993, la Galloise Sian Edwards devint directrice musicale de l’English National Opera.

 

Parmi la 1ère vague de femmes à la tête d’un orchestre de renom, il y eût en 2005 Simone Young qui a précédé Kent Nagano à l’Opéra de Hambourg.

 

En fait aussi partie la New-Yorkaise Marin Alsop, JoAnn Falletta et Keri-Lynn Wilson, cheffe d’orchestre canadienne qui dirigea Otello à Montréal au début de l’année 2016. Il ne faut pas oublier de citer Claire Gibault, Susanna Mälkki, Zofia Wislocka, Nathalie Stutzmann, Agnès Grossmann, Lorraine Vaillancourt et l’Algérienne Zahia Ziouani qui fut en 2007 invitée en Algérie pour diriger l’Or­chestre symphonique national d’Algérie dont elle est « cheffe invitée principale ».

Claire Gibault
Aima Leikes

Naissance de l’association internationale «Femmes Maestros»

 

Dans le but de faire bouger les choses et de partager les problèmes qu’elle rencontrait dans sa profession, la cheffe d’orchestre belgo-polonaise Zofia Wislocka n’a « pu réaliser son rêve », comme elle le dit si bien, qu’en l’an 2000.

 

En effet, c’est en mars de cette année-là que naquit la première table ronde qui réunit à Bruxelles 20 femmes cheffes d’orchestre de 13 pays différents.

 

Puis une seconde Table ronde suivit en 2003, pour affirmer qu’il fallait que les choses bougent et que les menta­lités évoluent dans cette profession. C’est ainsi que naquit, le 8 mars 2001, l’association internationale « Femmes Maestros ».

 

La date du 8 mars fut choisie sciemment pour concorder avec celle de la Journée internationale de la femme. Cette association se bat pour l’égalité des chances dans l’accès à la profession de chefs d’orchestre et a pour but de « promouvoir ses membres sur le plan international et de mettre en valeur les femmes dans la musique classique et en particulier les femmes maestros ».

Mais qu’en est-il vraiment aujourd’hui?

 

La profession de chef d’orchestre est occupée à plus de 95% par des hommes. Aujourd’hui encore, les femmes cheffes sont invitées à diri­ger des concerts, mais on leur confie rarement la direction artistique d’un orchestre de grande renommée.

 

A titre d’exemple, en France, sur 574 concerts de la saison 2013-2014, seulement 17 étaient dirigés par des femmes. À noter que l’Orchestre philharmonique de Vienne se place en tête de liste en terme de sexisme.

 

En effet jusqu’en 1997, il n’y a eu qu’une seule femme qui a été acceptée comme membre : la harpiste Anna Lelkes.

Pourquoi ce déséquilibre ? Claire Gibault, cheffe française, avance une explication : « Le pouvoir est tenu par des équipes d’hommes qui ont leurs habitudes de fonctionnement ».

 

La présence massive d’hommes à la tête des administrations (théâtres, opéras, orchestres) pourrait en partie expliquer le phénomène. Et d’ajouter que : « Le problème ce n’est pas le peu de repré­sentativité des femmes dans la musique classique en général, mais bien au niveau des postes prestigieux ».

 

Laurence Equilbey affirme quant à elle : « il y a de plus en plus de bonnes baguettes au féminin. Le drame c’est qu’on ne leur donne quasiment jamais la possibilité de prendre de l’épaisseur artistique alors que cette chance est donnée aux jeunes chefs mascu­lins.» Pour Elizabeth Askren, cheffe américaine, c’est aussi un problème générationnel.

 

Pour cette maestro, les remarques sexistes auxquelles elles avaient droit venaient plutôt de chefs d’une autre génération ou de direc­teurs d’institutions, des administra­teurs d’un certain âge.

De nos jours il n’y a que quelques femmes dans le monde à détenir un poste de direction d’orchestre. Citons :

1- l’Australienne Simone Young qui dirige l’Orchestre philharmonique de Hambourg;

2- l’Américaine JoAnn Falletta qui dirige l’Orchestre philharmonique de Buffalo,

3- Marine Alsop, directrice artistique de l’Orchestre symphonique de Balti­more et première femme à la tête d’un orchestre américain majeur, où elle a été nommée en 2007.

4- la Finlandaise Susanna Mälkki, di­rectrice du Philharmonique d’Helsinki à partir de septembre 2016.

 

Avenir des femmes dans cette profession

Une nouvelle génération de femmes est en train d’apparaitre, encouragée par le chemin que leur ont frayé les pionnières.

C’est ainsi que des femmes rem­portent des concours et des postes d’assistantes, comme Dina Gilbert auprès de Kent Nagano à Montréal ou la jeune Xian Zhang (née en 1973), ancienne assistante de Lorin Maazel à New York, directrice musicale de l’Orchestre Giuseppe Verdi de Milan depuis 2009.

 

D’autre part, le métier de chef semble avoir de plus en plus d’exigences. Le chef doit aussi être perçu comme un leader par la communauté, agir à titre de porte-parole et contribuer à trouver du financement pour son orchestre et ce rôle-là, les femmes peuvent aussi très bien le jouer comme le fait si bien Marin Alsop aux États-Unis.

 

Enfin pour conclure sur une note positive, je retiendrai les propos de Mélanie Léonard, première femme diplômée en direction d’orchestre à l’Université de Montréal, lors d’une entrevue donnée il y a moins de 2 mois à Radio Canada. Invitée à donner son avis sur la question, elle déclarait que « bien qu’il y ait encore un écart dans la représentation fémi­nine à la tête de grands orchestres, les choses sont en train de changer. » Elle n’observait pas de barrières dans la carrière des femmes simplement parce qu’elles sont des femmes.

 

— Mounia Mimouni

Situation au Canada

Même s’il reste de gros efforts à faire de par le monde et notamment en Europe pour voir plus de femmes à la direction d’orchestres de renom, il semble que le Canada et les États- Unis d’Amérique aient une longueur d’avance.

Au Canada, sur 47 orchestres professionnels, une poignée seulement est dirigée par des femmes, s lon Orchestra Canada, association réunissant les orchestres du pays :

-Agnès Grossmann qui en plus du Chamber Players de Toronto, dirige notamment le Toronto Symphony, l’Orchestre du Centre national des Arts, l’Orchestre philharmonique de Calgary, le Vancouver Symphony.

– Lorraine Vaillancourt qui a notamment dirigé l’Orchestre symphonique de Montréal, l’Orchestre symphonique de Québec et l’Orchestre Métropolitain.

– Le seul orchestre symphonique canadien dirigé par une femme, Tania Miller, est l’orchestre de Victoria.

Déclarations de certaines cheffes d’orchestre

Les propos de ces femmes résument bien leurs expériences dans ce milieu :

– « Si j’avais été un homme, j’aurais été chef bien plus tôt. »
— Emmanuelle Haïm.

– « Quand cela se passe bien, les musiciens oublient vite si le chef est un homme ou une femme.
Le  public n’est jamais machiste. »
— Nathalie Stutzmann

– « La musique est un monde dur et mégalo… C’est un milieu très conservateur… Je me suis tellement battue pour que le chef soit considéré comme une personne et non un genre. »
— Claire Gibault

– Florence Launay, quant à elle, fait l’analogie entre l’absence de femmes au pupitre et leur absence dans la prêtrise.
– « Quand j’ai voulu être chef d’orchestre, je ne pouvais pas imaginer les problèmes de sexisme car j’avais 6 ans. C’était un rêve. La seule réticence venait peut-être de ma mère, compositrice, qui a vécu des choses difficiles. Elle devait avoir peur pour moi », témoigne la cheffe Mélanie
Lévy-Thiebaut.

– « Vouloir être chef d’orchestre c’est de l’ordre de la folie, comme vouloir devenir cosmonaute. »
— Claire Levacher

– « Le métier de chef d’orchestre est un métier de tête. C’est dans la tête que ça se passe et il n’y a pas de raison pour que les femmes ne fassent pas de bons chefs. Mais, par tradition, les grands orchestres ont toujours été des fiefs masculins. »
— Lorraine Vaillancourt